🐖 Art Farm, quand la provocation cache une réalité artistique complexe
Lors d’un séjour à Cuba, à la suite d’une discussion avec un ami cubain, le plasticien belge Wim Delvoye décide d’utiliser son penchant pour le tatouage dans son travail. « Tu sais, Fidel Castro parle de libéraliser le régime, mais la seule concession qu’il veut bien faire à la population, c’est de permettre d’avoir un cochon dans chaque maison. ». Dans la tête de l’artiste se tisse rapidement un lien entre l’animal, symbole capitaliste en régime communiste permettant l’épargne et une oeuvre d’art dont des collectionneurs fétichistes pourraient attendre la même chose : une plus-value dans le temps. Wim Delvoye se met alors en tête de tatouer des cochons. Mais ce simple acte n’est pas assez percutant pour lui. Il crée alors son “Art Farm”, qu’il monte très facilement en chine. Un lieu dans lequel il élève ses propres bêtes dans l’unique but de les tatouer au rythme de quelques heures par jour. Après la mort d’un animal, sa peau est récupérée et exposée, ou alors la bête est empaillée. Elles peuvent aussi être vendues. On peut se demander ce qui pousse Wim Delvoye dans cette entreprise sommes toute particulièrement étonnante.
L’œuvre de l’artiste est à lire sur plusieurs niveaux. Dans un premier temps, c’est un choc, une indignation qui vous saisi à la vue de ces peaux de bêtes tatouées. Les voir ainsi que les cochons empaillés provoque une empathie pour la bête : pourquoi lui faire subir cette cruauté alors qu’elle n’a demandé à personne d’être tatouée, d’autant que le processus est particulièrement douloureux pour l’animal ? Ainsi, la première vision du travail de Delvoye vous saisira surtout par son apparence absurde, voire cruelle.
Pour autant, derrière cette provocation voulue par l’artiste se cache quelque chose de bien plus profond et intéressant. « Ce qui m’intéresse le plus, c’est la friction entre l’art et la vie. Je montre au monde des œuvres qui sont tellement vivantes qu’elles doivent être vaccinées » raconte le plasticien. Le travail de Wim Delvoye interroge donc concrètement l’identité même d’une oeuvre d’art tout en posant un regard teinté de critiques sur notre système : nous élevons des bêtes pour la nourriture, pourquoi ne pas en élever pour l’art ? L’œuvre devient en tout point vivante : elle possède un cycle de vie plus ou moins long, des besoins élémentaires… Le tatouage devient alors une sorte de prétexte pour revisiter les standards artistiques car l’œuvre en elle même s’humanise par le biais de l’animal vivant et tatoué, moyen d’expression humain courant.
Mais au delà de l’aspect critique de son travail, Wim Delvoye cherche à pousser encore plus loin cette idée d’identité de l’œuvre et son humanisation. Pour cela, il brise la dernière barrière en 2008 en s’appropriant le corps d’un homme, Tim Steiner, pour lui tatouer le même motif qu’à un de ses animaux. Tout l’intérêt de cette opération réside dans le basculement paradoxal qu’elle représente : là où l’acte sur un animal l’humanise tout en rendant l’œuvre vivante, il produit par contre sur un homme un effet bien plus complexe. Dans un sens, l’individu est complètement déshumanisé car relégué au rang d’œuvre d’art : le dos de Tim Steiner, acheté 150000€ par un collectionneur allemand peut-être vendu, exposé… « Wim aimerait que le monde entier puisse acheter Tim » explique Olivier Varenne, curateur et acheteur pour le collectionneur David Walsh. De plus, la peau tatouée de Tim Steiner sera prélevée à sa mort. Dans l’autre sens, l’œuvre en devenir est au paroxysme de l’humanisation : quand Tim Steiner propose à Wim Delvoye de jouer les guides, c’est la révélation. Il adore le contact avec le public : « Il faisait pleurer les visiteurs » se souvient Olivier Varenne.
Ainsi, Wim Delvoye se trouve maître d’une oeuvre jouant sur de nombreux tableaux. Au delà de son aspect clairement provocateur et de l’envie dévorante de gagner de l’argent, il s’agit d’un travail complexe suscitant une profonde réflexion sur l’art, la société et la marchandisation de l’art. Il invite aussi à se poser la question : et si avant de juger trop vite du caractère d’une oeuvre d’art, nous prenions le temps de prendre du recul et de l’analyser, d’observer son contexte de création, sa portée ? Derrière la provocation, n’y a-t-il pas aussi de la dérision et une dose d’irrévérence et d’humour ?
Luca Mailhol
(publié en mai 2015 dans Touristica International)